Dans un monde secoué par de fortes mutations, bien des cultures sont menacées. Parmi celles-ci, il y a le lélé, genre musical et littéraire pulaar inspiré de la poésie antéislamique. Professeur de lettres, Ousmane Wade nous conduit dans les méandres de ces textes très emprunts d’amour. Un appel du pied aussi à notre jeunesse, plus encline à écouter le hip-hop...
Genre littéraire pulaar apparu en Afrique Occidentale vers la seconde moitié du dix-neuvième siècle, le lélé fut fortement influencé par la poésie arabe préislamique, et notamment par celle d’Imrou Oul Qais, célèbre poète de l’antéislam. D’emblée, il convient de souligner que le lélé a une origine assez controversée. En effet, d’aucuns pensent qu’il viendrait du pulaar, alors que d’autres soutiennent qu’il s’abreuve à la source arabe.
Pour les tenants de la première thèse, le lélé serait dérivé de la «sauwga», «cette musique de guitare qui accompagne généralement la relation de certaines légendes», comme le dit Youssouf Guèye dans Aspects de la littérature pulaar en Afrique Occidentale. Il pourrait aussi être un diminutif de « léléwal » (clair de lune), ou encore l’équivalent de lélé, goût intermédiaire très exquis du lait qui a dépassé l’état frais, mais qui n’a pas encore atteint le stade de lait caillé (dans son état de concentration même) ; enfin, il pourrait être issu de « leeli », c’est-à-dire à ce moment où une personne tarde à venir (soulignons que cet état pourrait être celui de l’être aimé).
Quant aux partisans de la seconde version, ils pensent que le lélé proviendrait de l’arabe « layla » qui revêt une double signification : la nuit, ou le prénom de la femme tant célébrée par les poètes de la Djahiliyya. Cette thèse nous semble plausible, d’autant plus que les chants de lélé sont très emprunts, voire truffés de termes arabes, à l’ode qaisienne, et que les bardes pulaar fournissent eux-mêmes par la réponse en glosant sur le mot : « layla wonijamma », « layla » est la nuit. De surcroît, à la différence des autres genres littéraires pulaar que sont le pékâne (des Soubalbé, pêcheurs), le goumbala (des Sebbé, guerriers), les kérodé (des chasseurs), le fantang (des Foulbé, pasteurs peuls) …, le lélé n’appartient à aucun groupe socioprofessionnel propre et ne fait l’objet d’une référence immuable qui soit léguée d’une génération à une autre.
Par ailleurs, c’est un genre on ne peut plus métissé, une « polyphonie pulaar inspirée de la poésie antéislamique où se mêlent l’arabe coranique, l’arabe pularisé, le pulaar et le hassaniya », pour reprendre le propos de Georges Voisset. A l’instar de la poésie préislamique qui n’était pas en odeur de sainteté avec l’Islam, le lélé né durant l’avènement de la théocratie musulmane au Fouta, a eu maille à partir avec les préceptes de cette religion. C’est pourquoi il n’était guère étonnant d’entendre des chants de lélé savamment édulcorés où l’expression débridée de l’amour était escamotée.
Même si l’amour aux accents égrillards fait défaut, l’amour aux envolées lyriques émaille certains textes comme ceux d’Amadou Koli Sall qui use, comme d’autres poètes, d’un procédé littéraire très spécial qu’on appelle les « diarâlé » qui consistent en l’apposition des noms de personnes aux noms de villages et en l’évocation d’un détail caractéristique d’un endroit, ou d’une région (détail qui peut être un lac, un végétal, une vallée, un coteau …). C’est un procédé très rigoureux mais aussi très élégant pour mettre en valeur un village ou pour encenser ses habitants. En somme, les « diarâlé » ont offert aux poèmes du lélé une extraordinaire puissance d’évocation. C’est surtout dans la description que cet art est porté au pinacle. Il ne faut pas perdre de vue que d’autres thèmes sont à l’honneur, à l’image de l’éloge, du voyage qui gravitent tous autour du thème principal, à savoir l’amour.
Mais ce panorama serait bien incomplet si l’on oubliait de parler des ténors du lélé, les artistes ayant donné au lélé ses lettres de noblesse : Sidi Mamadou Chérif de Thilogne (le précurseur), Samba Diop de Kanel, Abdoulaye ThienelFall de Bokki, Amadou koliSall de Tiguéré, Amadou Tamba Diop de NDiorol … Chacun d’eux, à des degrés divers, a su imprimer ses marques au genre.
Dans un monde secoué par les mutations les plus stupéfiantes, et marqué par des révolutions tous azimuts, préserver un pan d’une culture spécifique qui plus est orale, relève sans aucun doute d’une immense gageure. D’autant plus que le lélé, ce genre littéraire pulaar inspiré de la poésie antéislamique, est devenu l’ombre de lui-même, se réduisant, hélas ! à un concert de louanges dithyrambiques à l’endroit des personnes qui se montrent généreuses, un soir, à l’égard d’un poète-chanteur. Espérons, sans trop d’illusions toutefois, que notre jeunesse plus encline à écouter le hip-hop, fera amende honorable et prendra ainsi conscience de l’importance liée à la sauvegarde de cette culture, la nôtre à préserver.
Ousmane Wade
Professeur de français à Nouakchott