Dr Mariella Villasante Cervello : a propos de l’histoire et du présent en Mauritanie (suite et fin)

ven, 12/09/2016 - 16:06

Présentation du livre Le passé colonial et les héritages actuels en Mauritanie, et du livre en préparation Histoire et politique dans la vallée du fleuve Sénégal, Mauritanie

Deuxième Partie : La colonisation et les héritages actuels

Yahya ould El-Bara [chapitre 8], anthropologue et historien, aborde les effets de la colonisation en Mauritanie, en centrant son étude sur les réponses des érudits arabophones, Bidân, à l’occupation française dans l’ensemble de régions du pays pas encore unifiées par l’État colonial. L’auteur avance que la colonisation française a bouleversé profondément les populations locales du futur espace mauritanien, bidân, halpular’en, wolof et soninké ; et que cet évènement a été à l’origine d’une abondante littérature érudite, écrite par des théologiens et des docteurs de la loi (fuqahâ), sur le statut du gouvernant non musulman, usurpateur du pouvoir politique légal du point de vue islamique. Les attitudes des chefs religieux (eshaykh) et des docteurs de la loi (fuqahâ) peuvent être divisées en quatre groupes : ceux qui appelaient à la résistance active (jihâd) et à l’émigration (hijra), ceux qui appelaient à la résistance passive, ceux qui prônaient une collaboration mitigée et enfin ceux qui appelaient à une collaboration totale avec les Français. Cependant, en dehors des positions des érudits, des chefs de guerre Bidân ont continué la lutte anti-française jusque dans les années 1940. La collaboration avec les Français impliqua des bénéfices symboliques et matériels importants dont les conséquences sont visibles de nos jours.

Christopher Harrison [b, chapitre 9] reprend le thème de l’islam mais du point de vue des peurs qu’il suscitait parmi les puissances européennes au début du XXe siècle, notamment la France. Ces peurs européennes se fondaient sur les révolutions en Perse (1906), sur le renversement des sultans ottoman et marocain (1908), sur le radicalisme croissant des nationalistes Égyptiens, et enfin sur les affrontements entre les Italiens et la confrérie sanussiya dans la future Libye. Autant de craintes qui donnaient une nouvelle dimension à l’islamophobie européenne ordinaire. En France, les positions officielles à l’égard de l’islam changèrent considérablement entre la fin du XIXe siècle, lorsqu’on pensait qu’il était « supérieur » aux religions africaines animistes, et les premières décennies du XXe siècle, lorsqu’on finit par se méfier de la « propagande maraboutique ». L’examen de la « pacification » de la Mauritanie et du rôle joué par son premier administrateur civil, Xavier Coppolani, illustre ces changements de la politique française vis-à-vis de l’islam.

 

Raymond Taylor [b, chapitre 10], analyse la situation de la région située au nord de la province wolof du Kajoor et centre son étude sur l’impact de la création d’une frontière coloniale dans la vallée du fleuve Sénégal entre 1855 et 1871, qui devait séparer le nouveau Protectorat du Waalo et du Dimar de la région située au bord du désert saharien, le Trârza. L’installation de cette frontière compromit les liens entre les populations des deux rives et bouleversa l’économie politique de la vallée entière. La frontière coloniale, qui affirmait l’émergence des États territoriaux en Afrique, eut cependant des effets contreproductifs pour l’administration. Pour les populations locales, la frontière bouleversa l’ordre politique établi et, à long terme, elle eut un effet néfaste sur le système politique bidân, alimentant un cycle de guerres intestines qui débouchèrent sur le déclin des familles dirigeantes. À long terme, la frontière contribua à la rupture des liens de dépendance des tributaires et des dissidents, paysans et nomades ; mais en éliminant les possibilités de rétablir les tributs des dépendants sur la rive gauche, elle contribua également au déclin des élites guerrières Trârza et Brâkna.

Les transformations profondes de l’ordre politique et économique induites par la colonisation française dans une région de frontière entre la Mauritanie et l’ancien Soudan [le Mali actuel] sont examinées par Timothy Cleaveland [chapitre 11], historien. Son étude est centrée sur l’histoire d’une coalition politique saharienne, les Lemhâjîb, qui joua un rôle central dans l’essor économique et politique de l’ancienne cité caravanière de Walâta, dans le Hawd de la future Mauritanie, conquise par les colonisateurs Français en 1912, à partir des postes avancés du Soudan (Nioro, Goumbou et Sokolo). L’histoire des Lemhâjîb permet à l’auteur de retracer l’évolution de cette cité ancienne et des changements identitaires des habitants (mandé, berbère, bidân). L’histoire de Walâta reflète la fluidité identitaire et culturelle des cités — comme Tombouctou — et des régions africaines pendant la période précoloniale. Le dynamisme de la cité reposait sur un modèle d’émigration et sédentarisation propre au commerce transsaharien. La conquête française et la colonisation de l’Afrique de l’ouest transformèrent profondément ce modèle socio-économique et, plus largement, le mode de vie du peuple de Walâta, fondé sur le travail servile et la pratique du concubinage avec les femmes-esclaves.

Les trois derniers chapitres abordent des héritages contemporains en matière de frontières, des identités des groupes serviles et des identités restreintes et nationales.

Benjamin Acloque [chapitre 12], traite le thème des effets idéologiques de la colonisation française dans la région de frontière entre la Mauritanie et le Sahara occidental, dont la situation politique est toujours source de conflit régional. Son étude est centrée sur l’héritage, l’appropriation et les implications politiques actuelles de l’imposition d’une frontière coloniale dans un espace saharien habité par des anciens pasteurs nomades Bidân. Comme dans le cas de l’invention de la frontière du fleuve Sénégal, examiné par Taylor [b, chapitre 10], cette frontière saharienne fut crée ex nihilo par un partage arbitraire entre la France et l’Espagne, dans un espace caractérisé par la fluidité des échanges entre les groupes de la région. Le but principal était la séparation étatique entre la colonie du Sahara espagnol et la colonie française mauritanienne. Trois entités politiques se partagent de nos jours cette région de frontière particulièrement floue et fixée seulement du côté mauritanien : la Mauritanie, le Maroc et la République arabe sahraouie démocratique. Les populations concernées ont appris à manipuler les idées de nationalité associées à ces instances du pouvoir, tout en conservant leurs adhésions restreintes à leurs communautés d’origine. La modernité du fait étatique et national coexiste ainsi avec les référents d’un passé proche toujours d’actualité aux confins du désert saharien.

Meskerem Brhane [chapitre 13], politologue, traite la question des discours des membres groupes serviles sur le pouvoir et l’identité à partir de matériaux de terrain recueillis au cours de seize mois d’enquête dans la ville de Nouakchott, entre 1994 et 1996. Les conclusions de ce travail montrent que les dynamiques de l’identité et du pouvoir (la subordination et la résistance) ne sont pas clairement différenciées. L’auteur distingue en effet, comme contradictoires, l’identité statutaire des groupes serviles, hrâtîn, et l’identité des Bidân au sens d’hommes libres de cette société. Brhane considère ainsi que les auto-identifications sont fortement influencées par les relations sociales particulières entre les hrâtin et les familles bidân (anciens maîtres, et/ou chefs religieux auxquels les « affranchis » sont associés). Dans un premier temps, l’auteur expose ses conceptions sur l’émergence et l’évolution des sociétés bidân et hrâtîn, et dans un deuxième temps, elle présente et analyse cinq discours de hrâtîn de Nouakchott sur leurs relations de parenté et/ou pouvoir avec les Bidân.

Les héritages coloniaux en matière d’idéologie et de commandement sont analysés par Mariella Villasante Cervello [c, chapitre 14], qui s’intéresse à la manipulation des notions de Négritude, de tribalitude et à l’émergence du nationalisme en Mauritanie. Le système politique colonial transforma de manière radicale les pratiques et les conceptions politiques locales en introduisant un cadre rigide et codifié de contrôle social fondé sur les « races », les « tribus » et les « ethnies ». Les classements coloniaux furent cependant appropriés et manipulés par les élites africaines, ainsi les idéologues de la Négritude manipulèrent la notion de la « race » au Sénégal, et les partisans d’une lecture « tribale » de la société mauritanienne manipulèrent la notion de « tribu ». La Négritude et la tribalitude ont partie liée avec l’émergence du nationalisme et de la construction de l’État. En Mauritanie la tribalitude, associée à l’arabité concerne la manipulation (officieuse) des « chefferies tribales » et des sentiments « tribaux » de la part des gouvernements dans le dessein d’assurer la loyauté des populations. Or, les réalités politiques de la Mauritanie restent bien plus complexes que l’obsolète vision raciale postcoloniale ne le prétend, après les violences ethniques des années 1990, et malgré l’autoritarisme qui caractérise toujours l’ordre politique après 2005, il y a un peu plus d’État et de nation, et une liberté d’expression relative en Mauritanie. Mais cela est moins l’œuvre des gouvernants et des groupes politiques que la volonté de la nouvelle société civile mauritanienne qui veut obtenir des améliorations dans leurs modes de vie par la voie de la démocratie et de la justice sociale.

Nous espérons que cet ouvrage collectif pourra apporter des idées novatrices sur la colonisation et ses héritages en Mauritanie et pourra stimuler la recherche fondamentale, notamment chez les jeunes chercheurs, en remettant en question les héritages idéologiques et pratiques d’un monde jadis dominé par les idées de la « race », de l’imposition autoritaire du pouvoir sur des peuples considérés sauvages et arriérés, et de la célébration de la supériorité occidentale désormais obsolètes. Le passé historique colonial reste un territoire sujet à des inventions et à des re-créations idéologiques, souvent à des fins de politique politicienne. En ce début de XXIe siècle le temps semble néanmoins venu de procéder à des analyses historiques et anthropologiques distancées, éloignées des visions orientalistes et néocoloniales encore en vogue en Mauritanie.

Il nous faut affronter le passé dans toute sa complexité humaine, à la recherche de la vérité des faits, pour comprendre le présent et pour envisager l’avenir. Dans ce processus de connaissance et d’appréhension du passé colonial et du présent postcolonial, notre rôle en tant que chercheurs et en tant que citoyens du monde est crucial, le nier serait absurde dans la mesure où notre production académique participe directement dans la construction des savoirs académiques, non officiels, sur l’histoire africaine et sur l’histoire mauritanienne en particulier.

 

Chicago et Tarare, avril 2013

 [Revu, augmenté et corrigé à Rabat, septembre 2014]

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