La percée sans précédent de l’extrême droite, lors des récents scrutins électoraux en Europe occidentale, suscite une inquiétude planétaire ; l’effroi est particulièrement manifeste au sein des segments historiquement hostiles au fascisme, au sein des opinions publiques concernées. À telle enseigne que, subitement, des sociétés politiquement plurielles sur des générations se sont bipolarisées : pour ou contre l’extrême droite. Un sauve-qui-peut pathétique…
Le monde arabe, voisin de palier de l’Europe occidentale, ferait mieux, cette fois-ci, d’anticiper objectivement et collectivement les conséquences potentiellement désastreuses de ce véritable séisme politique et social d’une magnitude terrifiante, en vue d’en limiter, autant que faire se peut, l’impact négatif.
Les causes probables
Posons-nous la question légitime : quelles sont les principales raisons de la montée fulgurante des thèses « fascisantes » au sein des opinions publiques occidentales ?
La principale raison est, à mes yeux, de nature économique ; l’État-providence qui, depuis la fin de la deuxième guerre mondiale, a, tant bien que mal, permis de garantir une prospérité économique au profit d’une large classe moyenne, en socle de la paix sociale, n’est tout simplement plus « bancable ». Les taux faramineux d’endettement public, les déficits commerciaux parfois abyssaux, les tensions budgétaires, et une croissance plombée, révèlent, à eux seuls, l’ampleur et la complexité du défi socio-économique en Europe occidentale. Parmi les “affluents” d’un tel marasme inquiétant, l’on peut citer : la concurrence impitoyable des BRICS et des dragons asiatiques, et celle, plus insidieuse, de l’allié américain ; la saignée économique et financière en faveur des « chouchous » de l’Europe, telle l’Ukraine dont la crise a renchéri les deux produits vitaux que sont le gaz et le blé ; la raréfaction croissante des ressources globales exploitables, en raison de la surconsommation et de son corollaire, la dégradation implacable de l’environnement ; un déficit patent de réalisme, de pragmatisme et d’humilité chez certaines élites dirigeantes européennes ; un alignement aveugle (et souvent à perte ) sur les “faucons” outre-atlantiques, notamment au cours de leurs « Croisades » récurrentes au Proche-Orient ; et pour couronner le tout, un catalyseur idéal pour les populistes impénitents, à savoir l’immigration « visible », celle venue du Sud.
Au risque de heurter les âmes rigidement « formatées » sur le plan culturel ou politique, il convient d’ajouter une raison récente de la résurgence des périls politiques extrêmes en Europe : la tragédie en cours à Gaza. Les opinions publiques européennes, à l’instar du reste de l’humanité, ont été promptes à saisir l’horreur et l’injustice des exactions systématiques contre les civils à Gaza ; les élites dirigeantes européennes ont, à quelques rares exceptions près, choisi de prendre le contrepied de la triste réalité à Gaza, dans une fuite en-avant immorale et injustifiable que ces élites payent, à présent, à un prix politique exorbitant. À ce propos, l’indignation sélective et la logique des deux poids deux mesures (Ukraine, Gaza) ont “décousu” bien des discours officiels, au point d’éroder irrémédiablement la crédibilité morale et intellectuelle de leurs auteurs. Cette logique a profité, par ricochet, à l’extrême-droite dont les positions sur Gaza, même notoirement biaisées et délibérément excessives, ont paru, par moments, moins “irrationnelles” que celles exprimées par certains élites dirigeantes bien établies, politiquement parlant.
Le pire, à mon sens, est la banalisation du “génocide” en général, une “dédiabolisation”
dont la victime collatérale semble être la mémoire des crimes odieux perpétrés par les Nazis contre les communautés juive et tzigane, en Europe, au siècle dernier.
L’étroite marge de manœuvre
Déjà au pouvoir dans certains pays européens, l’extrême droite est en passe d’y accéder dans d’autres, sur fond de promesses électorales parfois incongrues. Pour ne citer qu’un exemple : les experts économiques pointent du doigt l’incohérence des propositions de l’extrême-droite européenne au sujet d’une main d’œuvre immigrée en l’absence de laquelle, des pans entiers de l’économie dans certains pays européens connaîtraient des perturbations, des pénuries, voire des crises. Mais cela ne semble pas décourager l’extrême-droite de vouloir déployer ses plans et mettre en œuvre ses propositions. Il est évident que ces plans nécessitent déjà et nécessiteront davantage à l’avenir des ressources que les gouvernements de l’extrême-droite, forts de leur légitimité démocratique et de leurs importants moyens militaires sous-utilisés, devront chercher en dehors de l’Europe. À l’est, la Russie regorge bien de ressources naturelles dont les Européens ont instamment besoin pour juguler la détérioration inexorable de leur niveau de vie ; mais l’arsenal nucléaire russe et le conflit de haute intensité en cours sur le flanc oriental de l’Europe, interdisent, à court terme, toute possibilité de solution issue de ce côté-là des frontières de l’Union européenne. Au nord, en dépit du réchauffement planétaire, les sévères conditions climatiques limitent drastiquement la navigation maritime, rendant quasi-impossible l’exploitation à grande échelle des abondantes ressources naturelles du Pôle nord ; de surcroît, l’ourse russe peut y surgir incognito… À l’ouest, la seule superpuissance actuelle veille au grain, sur toute l’étendue du continent américain. La route de l’Asie est suffisamment semée d’embûches, pour dissuader les projections les plus téméraires, en raison notamment de la désormais puissante Chine. C’est dans la direction de “moindre résistance”, le Sud, que l’extrême-droite européenne, une fois solidement installée au pouvoir, engagera probablement la recherche effrénée des ressources naturelles dont sa survie politique et économique dépendra. Le monde arabe et l’Afrique subsaharienne ont l’avantage, sur le plan pratique, de disposer de fabuleux réservoirs énergétiques, miniers et agricoles à même de garantir, à moindre coût, la survie, à court et moyen termes, du mode de vie énergivore en Europe.
La lutte contre l’immigration clandestine qui constitue le cheval de bataille idéologique de l’extrême-droite en Europe, deviendra, à coup sûr, le principal alibi pour intervenir au-delà de la Méditerranée, en vue de créer les conditions sécuritaires et politiques, favorables à l’exploitation intensive des ressources économiques locales, sur le modèle iraquien ou libyen... Le second alibi pourrait être, comme c’est le cas actuellement, la lutte contre le terrorisme, une lutte qui, vue du Sud, s’apparente souvent à un règlement de compte entre anciens “alliés” ; il est probable que le thème des Droits de l’homme, jusqu’ici central dans la propagande occidentale, soit suffisamment éculé en raison, notamment, des innombrables atrocités commises en vue de sa “défense” au Proche-Orient, au point de tomber progressivement en désuétude idéologique. La tentation d’une nouvelle grande aventure méridionale européenne, est d’autant plus plausible qu’en son absence, le risque intérieur dû à la paupérisation à grande échelle, pourrait devenir plus menaçant.
L’échappatoire
Être, comme c’est le cas du monde arabe, le voisin de palier de l’Europe occidentale, sur fond d’un vieil antagonisme cultuel, n’est pas une sinécure. Un aperçu rétrospectif permet de constater qu’une telle proximité a facilité l’occupation, la balkanisation et l’autoritarisme. Pour redresser leur patrie, les élites arabes doivent travailler méthodiquement à amender l’Histoire, en éduquant, en démocratisant et en unissant leurs pays ; tout en ayant l’humilité de s’inspirer des expériences des peuples qui y ont réussi. Un cheminement qui doit, à mon sens, s’effectuer dans la durée et de manière volontaire et pacifique.
Un monde arabe démocratique et uni (dans cet ordre) sera mieux à même de faire efficacement pièce aux tentatives d’hégémonie quel qu’en soit le point de départ et quels qu’en soient les objectifs affichés et les visées ultimes. Un monde arabe démocratique et uni saura mieux tirer profit de la compétition géopolitique entre les grands pôles actuels de puissance (USA, Chine, Europe, Inde, Russie, etc.) pour assurer sa propre sécurité collective, développer son économie et faire rayonner sa culture.
Naturellement, ce constat vaut aussi, dans une large mesure, pour l’Afrique subsaharienne, car elle est, objectivement, logée à la même enseigne que le monde arabe. Un rapprochement stratégique entre ces deux régions du monde ne ferait de mal à aucune d’entre elles, bien au contraire.
Isselkou Ahmed Izid Bih
Ex-recteur d’université