Danser sur une corde demande le respect d’un certain rythme qui exige la maîtrise des cadences. Ce sont des propriétés transmises et non héritées.
Je suis piètre danseur, surtout s’il s’agit de le faire sur «une corde» raide. Dès lors, il me semble préférable de ne pas savoir danser que perdre son ouïe musicale. Donc, je vais essayer de suivre un certain rythme pour tenter de mesurer la longueur d’onde qui sépare l’«hérité» (dérivé d’une arithmétique qui fonctionne par fractionnement différentiel selon le «rite» qui institue le partage) du «transmis» (ingéniosité et inventivité fondées sur des qualités morales et éthiques qui participent de la prise de conscience de l’héritier, que sa réussite ne tient pas à une économie symbolique fondée sur un héritage devenu simple narration).
Il n’est pas donné à tout le monde d’esquisser les pas de danse qui concordent avec les rythmes exigeants et martiaux – le prendre dans le sens spirituel et moral ou de l’art de maîtrise de soi - de Feu Doudou Ndiaye Coumba Rose. Il faut être une fille solide et déterminée non pas pour se représenter, «dansant», pour le plaisir de son Peuple, un jour national. Mais aussi disciplinée et citoyenne, tête bien faite sur un corps redressé, «déambulant» adroitement… démarche qui rehausse son caractère, en sanctifiant son vrai rôle dans la société.
Feu Doudou Ndiaye Coumba Rose donnait des leçons de civilité à travers sa maîtrise des rythmes et du génie personnel qu’il y a introduit lui-même, son «caf-ka» et pas le fameux «saf-safal, fade rajout». Donc, il suggérait l’usage mécanique réfléchi de notre corps. Sa maîtrise comme lieu d’investissement d’un certain caractère altier, à ne jamais altérer. Je crois savoir que c’est cette volonté de nous donner l’image de ce que la femme sénégalaise - la femme de manière générale - est, doit être et demeurer, qu’il faut retenir des «Majorettes», en défilé, du Maître Major. Cela ne signifie point une abstraction des rythmes qui permettaient l’expression de cette image encore vivante dans l’esprit des Sénégalais, mais aussi dans celui de ceux qui «captent» sa télévision nationale à travers le monde.
Du rythme, sa descendance en a hérité et l’intelligence et la technicité, toutes deux auréolées par l’aura que le «M. M» a su entretenir, faire vivre et transmettre au-delà des limites du Sénégal et du continent.
Dans ce cas-ci, le «transmis» se dédouble, en renforçant l’«hérité», pour permettre aux héritiers non seulement de «re-présenter» le père biologique, mais aussi de fructifier les acquis du maître-père. Le second «transmis», celui qui nous fait regretter sa disparition, revient au Peuple qui a l’obligation de l’adopter pour qu’il se métamorphose en une leçon à retransmettre, selon les critères de chaque époque.
Un autre exemple, qu’on le veuille ou non, dans lequel rythme et intelligence s’accompagnent en s’accordant, nous permettant d’apprécier, à sa juste valeur, la différence à établir entre l’«hérité» et le «transmis», est bien la constance mélodique de Youssouf Ndour. Elle lui a permis «d’emballer» même les Haalpulaar (qui confondent «mbalax» et «mbaxal»), réputés «réfractaires» à tout autre rythme qui ne s’inspire point de leur «Yeela». Alors qu’il emprunte aux sonorités mandingues ce qui fait se balancer, à rythmes réguliers, le petit foulard de la danseuse ou du danseur, habillés de boubous richement teints à l’indigo malien.
«Interlude musical» pour penser à l’homme de Coofi, Baaba Maal, constant et rehaussant, dont les airs modernes et traditionnels, accompagné de l’inséparable Mansour Seck, continuent de rendre compte de l’image d’un fleuve anciennement navigable et que Bouyel-restaurant, amarré et vieillissant au flanc du quai de l’historique Hôtel de la poste à Ndar, symbolise encore.
Wiiri-wiiri ci-gaalgi, lâche le petit cousin de Horkodiéré (Fuuta) proposant son panier de «limong» (lammude, les amers pour une traduction littérale) au coin de la demeure de Senghor, et sous sa veille, en plus !
En inaugurant sa société d’emballage, dans le nouveau pôle urbain en construction - selon les crissements séquentiels des grilles élévatrices - You transmet à sa descendance la fibre entrepreneuriale. Celle qui maintient la vitalité de son tempo depuis plus d’une génération. Ce tempo défiera l’éternité.
A lui seul, le tube Tabaski le sanctifie, car il y en aura jusqu’à la fin des temps, «haa laakara» ou «ba faw». C’est selon l’écoute… L’homme nous a démontré, et nous démontre encore, malgré tout, comment maintenir son rythme, le suivre, le fructifier et en partager les fruits en investissant dans des domaines porteurs comme la communication et l’emballage. Ce sont deux industries interconnectées et en pleine expansion.
En sus de tout cela, You est un «musicien orthopédiste», voire psychologue. Il a réussi a nous «sortir» des complexes liés à la non maîtrise des pas latino-americains. En remettant le mbalax dans le pënc ou pëencu (dingiral) en pulaar, il a débridé nos corps (firii sunu yaram quoi ! Il faut oser le faire non...) rendant ainsi à la danse et aux rythmes qui l’accompagnent leur caractère-conjoint de spectacle. Elle est devenu écoutable et dansable partout dans le monde, s’ouvrant les routes de la world music et la consécration non pas seulement de You, mais aussi ceux que l’air et les mots de «Borom gaalgi» bercent dans leur somnolence, le temps de journées si caniculaires...
Qui d’autre a pu cartonner ainsi, en continuant de faire balancer, des générations mêlées, de gauche à droite, jusqu’au wiiri-wiiri. Autre industrie possible qui peut prendre exemple chez Nollywood (Wiiriwood), au Nigeria. Et nous permettre, non pas de contrer les télénovelas, mais les concurrencer en réfléchissant davantage sur les sujets à traiter, et les langues qui s’y articulent. Je crois savoir que c’est une question éminente de transmission d’une inventivité pour ne point rester rivés sur ces choses «héritées» des autres.
Toutes ces choses qui nous font dire que les mœurs ont changé et qui finissent par nous plonger dans des rêves en nous détournant des réalités ambiantes sur lesquelles nous devons tous réfléchir, par le biais de «l’instrument» avec lequel nous reprenons chaque jour le rythme de notre vie.
Nous héritons de You (qu’il soit là encore et toujours) sa mélodie et les leçons qu’elle véhicule. Sa descendance a l’obligation de fructifier ce qu’il lui a «transmis» : consolider son devenir dans le management en s’ouvrant davantage et en «déballant» intelligemment le carton de vertus managériales à elle offerte au présent et en présence de «l’artiste». Parce qu’il faut éviter de survaloriser l’«hérité» pour que le transmis» nous permette de le préserver en le consolidant, c’est-à-dire maintenir la vivacité de sa fécondité.
J’aurais pu prolonger les exemples - et les contre-exemples aussi - puisés chez des artistes, mais je m’en arrête à ces deux, avec quelques «gaaci» (air de hoddu, xalam) de Demma Ja.
Abdarahmane NGAÏDE - Enseignant-Chercheur au Dpt d’histoire