Un prince saoudien a besoin de trois sources de pouvoir pour devenir roi. Par ordre d’importance, celles-ci sont les États-Unis, la famille royale et le peuple saoudien, bien que ce dernier forme un troisième acteur éloigné de tout calcul.
Cela a été le cas pour tous les rois saoudiens depuis le 14 février 1945, date à laquelle Franklin D. Roosevelt a rencontré le roi Abdelaziz, fondateur du royaume, sur un destroyer américain dans les eaux du Grand Lac Amer, en Égypte.
Lorsque le roi Abdallah est mort le 23 janvier 2015 et que son demi-frère Salmane a accédé au trône, son fils Mohammed ben Salmane n’avait rien à faire valoir. Il était ministre d’État et conseiller de son père, mais il était inconnu à Washington et n’avait que 29 ans. C’était un jeune novice.
Le premier des quatre actes d’un opéra visant à installer Mohammed sur le trône saoudien a alors commencé.
Acte I : Purge royale
Le roi Salmane a purgé les vestiges de la cour d’Abdallah, en commençant par le cardinal Richelieu du feu roi, Khaled al-Tuwaijri, secrétaire général et gardien de la cour royale.
Tuwaijri a été remplacé par le jeune Mohammed, qui est devenu dans le même temps le plus jeune ministre de la Défense au monde. Salmane a installé son frère, le prince Moukrine, au poste de prince héritier et a fait de son neveu, Mohammed ben Nayef, son vice-prince héritier.
La chute de Tuwaijri a été une mauvaise nouvelle pour l’homme fort émirati, Mohammed ben Zayed. Tous deux avaient financé et organisé le coup militaire qui a amené Abdel Fattah al-Sissi au pouvoir en Égypte et les trois hommes étaient unis par leur conviction commune que les Frères musulmans, et non l’Iran, représentaient la menace existentielle.
Le pacte entre les Émirats arabes unis et l’Arabie saoudite a été encore plus endommagé par ce qui s’est produit quelques mois plus tard, en avril 2015, événement qui pourrait être considéré comme l’acte II.
Acte II : L’ascension du fils
Le roi Salmane a évincé son frère, le prince Moukrine, de son poste de prince héritier, le remplaçant par son neveu Ben Nayef, et a fait de son fils favori, Mohammed, le vice-prince héritier. Mohammed a été photographié en train d’embrasser la main de son cousin Ben Nayef. Mais ce n’était qu’une question de temps avant qu’il n’apprenne à la lui mordre.
Le contexte a déjà changé pour le prince héritier, puisque le roi a aboli la cour royale du prince héritier. Jusque-là, le roi et le prince héritier avaient des suites royales distinctes. L’abolition de sa propre cour a laissé à Ben Nayef le ministère de l’Intérieur comme seule base de pouvoir.
Mohammed a été photographié en train d’embrasser la main de son cousin Ben Nayef. Mais ce n’était qu’une question de temps avant qu’il n’apprenne à la lui mordre
Ben Nayef nourrissait une rancune personnelle contre Ben Zayed, qui avait comparé son père à un singe. En outre, Ben Nayef était populaire auprès du Pentagone et de Washington. Il était l’homme de Washington. Très vite, la situation a commencé à s’améliorer pour les puissances régionales qui contestaient les Émiratis, à savoir la Turquie et le Qatar, soutiens des Frères musulmans.
Ben Zayed a pansé ses plaies et attendu son heure. Il a supposé qu’il avait la possibilité de regagner les faveurs de la cour royale par une autre porte, celle qui a été ouverte par Mohammed. Ben Zayed a calculé que Mohammed et lui avaient un ennemi en commun. Avec Ben Nayef en pole position en tant que prince héritier, un obstacle barrait la route de son cousin Mohammed.
Les premières démarches de Mohammed en tant que ministre de la Défense n’ont pas vraiment été du goût de Washington. Il a lancé une intervention majeure contre les Houthis au Yémen pendant que le prince Mitaeb, le ministre de la Garde nationale, était à l’étranger. Le jeune ministre de la Défense s’est taillé une réputation de personnage à l’attitude cavalière. Disparu en vacances aux Maldives, il fallut plusieurs jours au secrétaire à la Défense de Barack Obama, Ash Carter, pour essayer d’entrer en contact avec lui.
En décembre de cette même année, le service de renseignement allemand, le BND, a publié une note d’une page et demie inhabituellement franche dépeignant Mohammed comme un joueur téméraire disposant de trop de pouvoir.
Ben Zayed a rapidement réagi. Il s’est arrangé pour qu’un puissant magnat des médias saoudiens serve d’interlocuteur, versant des millions de dollars sur ses comptes bancaires. De par sa propre expérience, Ben Zayed a conseillé à Mohammed d’agir rapidement.
Comme Middle East Eye l’a rapporté à l’époque, Ben Zayed a déclaré à Mohammed qu’il devait mettre fin au règne du wahhabisme dans le royaume et se rapprocher d’Israël.
Des critiques élogieuses ont suivi son premier entretien accordé à The Economist. Le journaliste crédule du New York Times Thomas Friedman a mordu à l’hameçon
Ben Zayed a promis d’ouvrir personnellement le canal de communication avec Washington, mais Mohammed devait alors se faire connaître en tant qu’acteur à part entière.
Il a lancé le plus grand programme de privatisation que son pays ait jamais connu. Une campagne de relations publiques a été organisée pour vendre le jeune prince au public occidental dans un langage que l’Occident pouvait comprendre. Mohammed a été dûment représenté comme un jeune-turc, un réformateur impatient.
Des critiques élogieuses ont suivi son premier entretien accordé à The Economist. Le journaliste crédule du New York Times Thomas Friedman a mordu à l’hameçon.
« J’ai passé une soirée avec Mohammed ben Salmane à son bureau, et il m’a épuisé. Dans des sursauts d’énergie saccadés, il a exposé en détail ses plans. Ses principaux projets se concentrent sur un tableau de bord gouvernemental en ligne qui affichera de manière transparente les objectifs de chaque ministère, avec des KPI – indicateurs clés de performance – dont chaque ministre aura la responsabilité. Son idée est de faire en sorte que le pays entier s’engage dans la performance gouvernementale. Les ministres nous disent que depuis que Mohammed est arrivé, de grandes décisions qui nécessitaient deux ans auparavant sont maintenant prises en deux semaines », a écrit Friedman dans son hagiographie.
Mohammed s’est affiché comme un modernisateur. Mais il était également un preneur de risques. Le plus gros risque qu’il a pris lorsqu’il a lancé Vision 2030 n’a pas été sa promesse de privatiser 5 % de la compagnie pétrolière d’État, Aramco, ni même de rejeter la police religieuse.
C’était celle de supprimer les allocations nationales, qui représentent 20 % à 30 % des salaires des travailleurs du secteur public. Comme ce groupe représente les deux tiers de la main-d’œuvre, le murmure du mécontentement a été généralisé. Et celui-ci n’a pas été exprimé particulièrement à voix basse.
Pendant ce temps, Ben Zayed s’échinait à établir une ligne directe avec Washington. De nombreux liens commerciaux avaient déjà été créés entre les Émirats arabes unis et Trump. Un de ces liens s’est présenté sous la forme d’un partenariat entre Trump et le milliardaire de l’immobilier Hussain Sajwani pour un golf situé près de Dubaï, Akoya.
« Nous avons conclu un accord avec Trump en tant qu’organisation ; ils savent comment gérer des golfs, a déclaré Sajwani à Forbes. Nous restons à l’écart de la politique. » Sajwani pensait que la routine habituelle se poursuivrait lorsque son partenaire américain est devenu président. En janvier dernier, Trump a révélé qu’il avait refusé une transaction de 2 milliards de dollars présentée par son ami de Dubaï : « Je n’étais pas obligé de la refuser, car comme vous le savez, je suis dans une situation non conflictuelle parce que je suis président, a déclaré Trump. C’est une bonne chose, mais je ne veux pas profiter de quoi que ce soit. »
Un mois avant l’investiture de Trump, Ben Zayed s’est envolé en secret pour New York. Il a rompu le protocole en n’informant pas le président américain sortant Barack Obama, dont le personnel n’a appris sa venue que lorsque le nom de Ben Zayed a été découvert sur un manifeste de vol. Selon le Washington Post, Ben Zayed a rencontré le cercle restreint des conseillers de Trump, à savoir Michael Flynn, Jared Kushner et Stephen Bannon.
L’objectif principal de Ben Zayed était d’offrir ses services à la famille Trump. Le frère de Ben Zayed, conseiller à la sécurité nationale des Émirats arabes unis, a organisé une rencontre aux Seychelles entre le fondateur de Blackwater Erik Prince et un Russe proche de Vladimir Poutine. L’idée était d’établir une ligne de communication parallèle entre Moscou et le président élu Donald Trump, selon le Washington Post.
Mais cette rencontre a également fait de Ben Zayed un homme capable de régler les problèmes pour Trump dans le Golfe. Lorsque Trump a finalement rencontré Mohammed en mars à la Maison Blanche, l’événement a été décrit comme un « tournant ». Trump a profité de l’occasion pour souligner qu’il était en train de rétablir les liens avec le royaume qu’Obama avait gâchés en poursuivant la paix avec l’Iran. Mais le fait de rencontrer Mohammed était plus révélateur que les discussions en elles-mêmes : Trump parlait au futur roi.
Lorsque James Mattis, le secrétaire américain à la Défense, a effectué en retour une visite à Riyad le week-end dernier, il a vu le roi Salmane et Mohammed. Ben Nayef, l’ancien homme de confiance de Washington dans le royaume, avait disparu de la scène.
Acte III : Les décrets de séparation
C’est maintenant que commence l’acte III. Samedi dernier, le roi Salmane a émis 40 décrets. Le plus important visait à restaurer la popularité de Mohammed en rétablissant les allocations financières pour les fonctionnaires et le personnel militaire que Vision 2030 avait réduites. Étrangement, Mohammed s’est vu accorder le crédit de cette mesure, bien que la décision de réduire les allocations ait été la sienne en premier lieu. L’objectif était de diminuer encore plus le rôle de son cousin Ben Nayef dans tout cela.
Dans d’autres décrets, le frère cadet de Mohammed, Khaled, a été nommé ambassadeur aux États-Unis. La seule expérience de Khaled en matière de diplomatie internationale est sa présence aux commandes d’un F16 en tant que pilote de chasse. Curieusement, dans ce même lot de décrets, un ministre a été congédié pour avoir employé son fils. Mais cette règle ne s’applique pas à la maison des Saoud.
Traduction : « Le prince Khaled ben Salmane, pilote de la Force aérienne royale saoudienne, en compagnie de son frère, le ministre de la Défense, avant son déploiement dans la région du Sud »
Un autre frère de Mohammed, le prince Abdelaziz ben Salmane, a été nommé ministre d’État aux Affaires énergétiques. Un autre membre de la famille proche de Mohammed, son neveu le prince Ahmed ben Fahd ben Salmane, a été nommé gouverneur adjoint de la province orientale riche en pétrole d’ach-Charqiya. Le gouverneur de cette province est Saoud ben Nayef, qui est le frère de Mohammed ben Nayef : l’arrivée du prince en tant que gouverneur adjoint représentait une autre façon de resserrer l’étau autour du prince héritier.
Des dizaines d’autres membres de la famille royale ont obtenu des postes importants, ce qui a accru l’emprise de Mohammed sur celle-ci.
Ainsi, les comptes ont été réglés avec Washington, la famille a été achetée et le peuple est satisfait. Cependant, Ben Nayef se trouve encore sur la route de Mohammed.
Vinrent ensuite des décrets sur l’armée et la sécurité intérieure. Le chef de l’armée, un professionnel de carrière, le lieutenant-général Eid al-Shalwi, a été évincé pour être remplacé par son adjoint, le prince Fahd ben Turki, qui, coïncidence, venait juste de se rendre à Abou Dhabi pour informer Ben Zayed au sujet de la guerre au Yémen.
Le décret clé qui a donné le coup de grâce à Ben Nayef n’avait rien à voir avec le Yémen. Celui-ci visait à créer un Centre pour la sécurité nationale sous la direction de la cour royale. Cet organisme est un rival direct du ministère de l’Intérieur dirigé par Ben Nayef. Le fait que le nouvel organe relève directement de la cour royale est significatif, car Mohammed en a également le contrôle.
Quand il a renoncé à son poste de secrétaire général à la cour pour devenir vice-prince héritier, Mohammed s’est assuré d’y laisser un allié aux commandes. Cet homme était Saoud al-Qahtani, qui s’est forgé une réputation de Tuwaijri 2.0.
L’écrivain saoudien Turki al-Ruqi, fondateur du journal Al-Wi’am, a accusé al-Qahtani d’agir comme un troll sur internet en lançant des campagnes sur les réseaux sociaux contre des cibles sélectionnées afin de terrifier les dissidents.
Al-Ruqi a soutenu qu’al-Qahtani avait accès à une armée de hackers chargés de cibler des sites et d’entacher la réputation de nombreuses personnes.
« Cet homme a beaucoup transgressé, a affirmé al-Ruqi. Beaucoup de jeunes hommes du pays en ont été victimes. Il a provoqué des tensions dans les relations entre les décideurs et les citoyens du pays. Il a mis à mal l’immunité dont sont censés jouir les ministres et les hommes d’État. »
Il est certainement vrai qu’un certain nombre de voix saoudiennes de premier plan ont été réduites au silence, comme celle de Jamal Khashoggi, l’un des principaux analystes du pays au sein de l’establishment.
Acte IV : La chute de la maison
Quid de l’acte IV ? Nous devons encore connaître le sort qui attend le prince héritier Ben Nayef. L’administration Trump l’ignore. Il est tenu à l’écart de rencontres importantes et son cousin dispose désormais de tout le pouvoir.
Jeu, set et match ?
Cela y ressemble. L’ancien axe contre-révolutionnaire a été restauré avec l’ajout d’un nouveau visage, celui de Mohammed. Il est accompagné de deux anciens visages, Ben Zayed et le président égyptien Sissi, qui sont également apparus à Riyad le week-end dernier pour faire la paix après une brève dispute. L’administration naissante de Trump se range fermement derrière chacun d’entre eux, avec la bénédiction d’Israël.
Tout est revenu à la situation qui existait sous le roi Abdallah. Lorsque le roi Salmane a discuté avec Trump, il a pris soin de souligner que Ben Laden avait été membre des Frères musulmans.
Le chanteur saoudien Mohammed Abdou – surnommé le « Paul McCartney » saoudien – se produit à Riyad en mars 2017 alors que Mohammed ben Salmane, le roi Salmane et Mohammed ben Nayef sont projetés en arrière-plan (AFP)
Il y a cependant une petite différence.
Les Arabes, de l’Atlantique au Golfe, ont changé. Ils ont versé du sang, perdu leur maison, leur famille, leur emploi et leur liberté. Des milliers sont en prison. Des milliers d’autres se sont noyés en Méditerranée. Des millions ont été déplacés. Ils ne sont plus impressionnés par leurs dirigeants absolus, avec leurs privilèges absolus et leur richesse absolue. Et ils sont prêts à se battre pour les droits fondamentaux de l’homme.
La maison des Saoud, avec toutes ses intrigues à sa cour, où Abdallah s’est fondu en Salmane puis en Mohammed, n’a pas changé. L’accès au pouvoir dépend de l’arbre généalogique. Le fait d’être un frère ou un demi-frère a son importance.
Les portefeuilles ministériels sont toujours transmis de père en fils comme des biens personnels. Les professionnels sont toujours remplacés par des pistonnés. La famille place un pouvoir énorme entre les mains d’un seul homme. Elle commet des erreurs gigantesques au Yémen et en Syrie. Et malgré sa richesse inimaginable, la maison des Saoud demeure un château de cartes.
- David Hearst est rédacteur en chef de Middle East Eye. Il a été éditorialiste en chef de la rubrique Étranger du journal The Guardian, où il a précédemment occupé les postes de rédacteur associé pour la rubrique Étranger, rédacteur pour la rubrique Europe, chef du bureau de Moscou et correspondant européen et irlandais. Avant de rejoindre The Guardian, David Hearst était correspondant pour la rubrique Éducation au journal The Scotsman.
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
middleeasteye.net